Je me lève. Il fait encore nuit. Que faire. Prendre mon Lévothyrox, déjà. Et d'une. Me préparer mon thé. Le boire. Et après ? - Il fait nuit. Soudain : l'illumination. Je vais faire comme je fais tous les ans dès l'automne : je vais sortir prendre des photos. J'irai sur l'esplanade contempler la ville de Lyon qui scintille comme une guirlande de Noël. Et ensuite je remonterai vers la chapelle Sainte-Marguerite et la tour Chappe.
Il fait bien noir, et pas froid du tout. J'ai quand même un pull et mon blouson de cuir. Pas de vent. Pas de pluie, même si tout est mouillé, même si mes semelles pataugent dans le sable transformé en boue gluante. J'aime ces heures du matin où rien ne bouge. Les oiseaux ne sont pas encore levés. C'est à peine si je croise deux personnes en chemin : un homme, une femme. Un chat aussi, qui réfléchit sur le pas de sa porte.
Et le quart de lune brille au-dessus de moi parmi les étoiles dures et jaunes. On n'entend rien, que le silence réparateur des villes endormies. Ma tête s'est vidée pour un moment de ses pensées obsédantes. Je redescends par l'escalier.
Je reste longtemps dans l'escalier, immobile, à regarder sur ma gauche le jardin du télégraphe. Il y a le puits un peu plus loin mais on ne le voit pas à cause de l'obscurité. Je n'ai pas peur aux toutes premières heures du matin. Le soir, oui, j'ai peur quand il fait nuit, parce qu'il traîne de drôles de types. Mais le matin, jamais. C'est mon heure privilégiée, où tout m'appartient, le silence et le jardin, la lumière glauque des lampadaires, les abîmes sombres et béants de l'ombre. Je me sens bien.
Je descends quelques marches, il fait presque chaud tellement l'air est dénué de tout souffle de vent. C'est là que la jeune femme me dépasse en courant, s'excusant avec un sourire parce que je m'apprête à prendre une photo et qu'elle vient de surgir à l'improviste dans le champ. Je la regarde courir : elle est jeune, en forme, elle a l'air bien dans sa peau. Tout le contraire de moi, c'est ce que je me dis pendant une fraction de seconde mais la sérénité d'alentour a bien vite repris ses droits et son ascendant sur moi. Je descends encore un peu. Tout devient rouge, et je ne sais pas pourquoi.
C'est la première fois que ça m'arrive : ce matin, exceptionnellement, je vois à côté de ces balustres une fenêtre éclairée derrière ses rideaux. L'intérieur est propre et blanc, calme, et donc habité. Je trouve étrange que des gens vivent dans cette descente d'escalier, tout à côté du local désaffecté. Je ne l'avais jamais soupçonné auparavant. La fenêtre donne sur le jardin du télégraphe, c'est une belle vue. Moi aussi devant chez moi j'ai un jardin, le plus merveilleux des jardins qu'on puisse imaginer, sauvage, peuplé d'oiseaux et de chats, coloré de roses et d'hortensias. Et quand la nuit tombe sur mon jardin, et que les lumières s'allument dans le lointain, alors ce que j'aperçois par ma fenêtre est un château de conte de fée, voilé d'un peu de brume, et c'est comme un rêve éveillé que je ferais juste avant de m'endormir.
Nous avons, aux tréfonds de nous mêmes, des ressources inépuisables, inexplorées, nous permettant de repousser les grilles du réel et de nous évader par le rêve et l'imagination. Et tandis que je descends lentement les marches terreuses de vieil escalier, mon regard tombe sur elle, sans vraiment la voir. Je m'éloigne d'elle. Mais elle me rappelle, et je comprends que s'il est une photo que je devais prendre ce matin, c'est celle-ci : parce que tout est possible.
Thaddée