Tout d'abord je souhaiterais vous présenter mes excuses pour mon absence et mon silence. Semaines de travail de plus en plus chargées, retour de la canicule, Félix très fatigué, Kiki persistant à présenter des gênes respiratoires, obligations diverses et variées ... font que je manque cruellement de temps, et que je n'ai pas trop la tête à bloguer en ce moment. Par moments c'est la vie qui devient prioritaire, avec son cortège de prises de tête et de contretemps.
Il y a quinze jours environ j'ai pourtant pondu deux ou trois pages d'un genre que je qualifierai de bâtard, puisque il se situe entre la nouvelle qui finit en queue de poisson et le roman tristement avorté. Je vous le livre tel quel. On y retrouve mes préoccupations du moment, à savoir dégoter LE petit mobil-home installé sur un emplacement de camping en bord de mer, ou de lac, ou de rivière, accessible à pied et ouvert toute l'année. Pour l'heure je fais chou blanc, mais je continue à chercher ... quand j'ai un moment.
Ces pages d'écriture auront eu toutefois le mérite de me rassurer, et de me convaincre que je savais encore écrire. Si je ne m'attelle pas plus sérieusement à la tâche, il me faut incriminer la fatigue et le manque de temps.
Adèle Rose-Pignon, le réjouissant personnage tout droit sorti des limbes de mon imagination, n'est autre qu'une excroissance boursouflée de moi-même. Et moi qui n'ai mis en scène, ma vie durant, que des hommes ambigus, psychotiques et mortellement dangereux pour eux-mêmes et pour les autres, je tends depuis peu à mettre sur pied des personnages de femmes carrés, pour ne pas dire caricaturaux, dans le genre d'Annie Wilkes dans Misery de Stephen King, ça vous dit quelque chose ? J'ignore totalement à quoi je dois ce retournement de situation qui me déconcerte autant qu'il donne un second souffle à ma création littéraire. Peut-être faut-il y voir une sorte de réconciliation, ultime, avec mon identité.
Mais place à ces quelques lignes sans queue ni tête qui, je l'espère, me donneront l'impulsion nécessaire pour entreprendre une rédaction plus sérieuse et surtout, plus accomplie.
C'est ainsi qu'avec son bibi, ses cabochons nacrés et ses fanfreluches rose poudré Adèle Rose-Pignon, seule survivante de la tuerie responsable de cinq victimes au 613 Longue Rue de Laville-lès-Desvilles, qui fit trois mois d'affilée les gros titres des journaux et le buzz sur les réseaux sociaux, se trouva du jour au lendemain propriétaire d'une caravane confortable et cosy installée au camping Le Picnic du village Morfolle, dont l'emplacement à l'année, calculé sur la base de son âge avancé, lui fut offert par ses généreux donateurs pendant les dix années qui lui restaient à vivre.
S'étant jetée par la fenêtre du deuxième étage pour échapper à ses assassins, lesquels venaient de fracasser sa porte à coups de pied, elle se cassa les ongles et le col du fémur en atterrissant dans le jardin privé des infirmières au rez-de-chaussée. Le fait-divers se produisit le vendredi 11 août 2017 à 21 heures et des poussières et provoqua l'émoi du voisinage. C'est qu'on la voyait souvent remonter la rue pour fumer sa cigarette, échanger quelques mots polis avec les riverains avant de retourner s'engouffrer dans sa montée d'escaliers sans ascenseur.
En ce soir d'été d'une exceptionnelle fraîcheur puisqu'il ne faisait que 19° au thermomètre, il était heureux que la maison de ville fût à moitié désertée par ses occupants. Les deux locaux professionnels du rez-de-chaussée, cabinet d'infirmières et boutique de colifichets, étaient fermés pendant les vacances ; aucune victime, donc, à déplorer. Au premier, l'on comptait un locataire ou propriétaire par appartement ; trois personnes trouvèrent la mort sous les balles des forcenés ; la quatrième séjournait depuis trois mois en maison de repos. Au deuxième vivaient une personne âgée, Adèle Rose-Pignon et une jeune femme d'origine congolaise ou martiniquaise ; au terme des examens de fin d'année l'étudiant venait de rendre les clés de son logement ; la personne âgée et la jeune femme noire perdirent la vie ; l'on sait ce qu'il advint d'Adèle Rose-Pignon qui eut la présence d'esprit de se défenestrer pour se soustraire aux coups de feu. Au troisième et dernier étage habitait une jeune fille, absente lors des faits. En tout : cinq malheureuses victimes déjà mortes quand survinrent, trop tard, les secours.
Les pompiers et les ambulanciers eurent beaucoup de difficultés à accéder au jardin privé des infirmières où gisait, sonnée mais consciente, l'héroïque Adèle Rose-Pignon qui réclamait en gémissant des nouvelles de ses compagnons le chat et la perruche kakariki dont elle partageait l'existence depuis maintenant 13 ans. Personne dans l'immeuble n'en détenait la clé. Finalement, les pompiers firent comme les tueurs : ils défoncèrent la porte et l'on put ainsi voler au secours d'Adèle Rose-Pignon à qui l'on dut annoncer la terrible nouvelle, comme quoi : son chat avait profité de la porte ouverte pour s'enfuir, et sa vieille perruche était morte d'une crise cardiaque à l'irruption des hommes armés. Pour la consoler ses généreux donateurs firent installer un couple de jeune kakariki verts dans la nouvelle caravane. Ce qu'ils ne pouvaient pas savoir, c'est qu'Adèle Rose-Pignon attendait depuis deux ou trois ans, sans toutefois le souhaiter expressément, que meure sa vieille perruche pour s'offrir des vacances de plus d'un jour et demi, et qu'ils avaient relancé le compteur pour treize ans de plus alors qu'ils ne donnaient tout au plus à la vieille demoiselle que dix années à vivre ce qui, tout compte fait, ne lui laissait guère l'opportunité de s'évader de son vivant du camping Le Picinic de Morfolle.
Sans en parler pour ne fâcher personne elle se résolut la mort dans l'âme à passer une annonce sur Internet et plaça les jeunes oiseaux chez une grande amatrice de becs crochus qui les racheta, la volière, les accessoires et eux deux, à un prix tout à fait respectable. De toute façon, elle n'aurait pas pu remplacer dans son cœur sa vieille perruche Kiki qui souffrait de gênes respiratoires conséquentes et grinçait abominablement, jour et nuit, depuis plusieurs semaines. Par contre elle garda les plantes vertes qui contribuaient à faire de son petit logement un pimpant nid de verdure.
Lorsque elle eut revendu les kiki, elle s'assit à sa table, la tête entre les mains, et se demanda ce qu'elle allait faire du reste de sa vie.
La vie, selon Adèle Rose-Pignon, n'est qu'un accident de parcours entre la naissance et la mort. L'enfance passe encore. L'adolescence, ma foi … Mais ensuite, ne sont que successions de malheurs et de chagrins, de pertes et de désillusions, de deuils, et de douleurs en tous genres. Émaillés de petits bonheurs, certes. Mais, est-ce que quelques petits bonheurs éparpillés de-ci de-là sur une piste non carrossable valent vraiment le coup qu'on se foute en l'air tous les cinq cents mètres ?
La vie c'est un fait du hasard, et c'est insensé en soi. A quoi bon plonger dans les mers ou gravir des montagnes : on retombe toujours à plat. Quand bien même on laisserait derrière soi des enfants, des livres, des ponts, des églises, arrivera la fin du monde. Et quand ce sera la fin de monde les enfants seront morts, les livres brûlés, effondrés les églises et les ponts. Qu'on soit ingénieur, qu'on soit ouvrier, on ne laisse pas trace de son passage. On est venu pour rien. On repart tout seul. Entre temps qu'est-ce qu'on a fait ? - Passer son temps à se sécher sempiternellement sa larme à l’œil. Et la maladie, la dégénérescence, pour quoi faire … Et la souffrance : pourquoi.
Adèle Rose-Pignon n'est plus suicidaire depuis longtemps. Elle est venue à bout de tous ses traumatismes. Elle s'était bâtie une petite vie tranquille et sans prétention qui lui donnait la chance de pouvoir attendre sa dernière heure sans trop s'en faire, quand ces fichus tueurs sont venus bouleverser tous ses plans. Elle qui déteste être redevable ! Qui étouffe rien qu'à l'idée de rendre service à quelqu'un. Qui ne comprend rien au bénévolat. Qui, par pudeur ou par lâcheté, ne sait pas appeler un chat un chat. Voilà qu'elle doit tout ce qu'elle possède à de sinistres inconnus qui ont eu pitié d'elle sous couvert d'admiration : « cette pauvre dame quand même, avec tout ce qu'elle a traversé ... » Et y'a pas que ses généreux donateurs qui posent problème. Y'a sa bonne étoile, son ange sur l'épaule, qui ont eu la fâcheuse idée de lui démontrer qu'en se montrant plus forte que la fatalité, elle était rendue à la vie qui la laissait tellement perplexe. Quelle idée j'ai pas eue, moi, de me jeter par la fenêtre, se dit-elle. Il ne lui reste plus qu'à vivre, maintenant, et comme qui dirait, se trouver des raisons de vivre, faire en sorte de ne pas être en vie pour des prunes, et si possible faire le bien autour d'elle pour remercier son ange gardien d'avoir été magnanime en lui permettant d'atterrir sans dommage dans l'herbe mouillée du petit jardin.
Et la retraite, non, ça existe ! A l'âge qu'elle a, Rose-Pignon, elle a quand même le droit de prétendre à l'oisiveté ! Les caravanes se prêtent plutôt bien à se genre de projet. Et la mer … A perte de vue, la mer ne lui promet rien d'autre que la rêverie, la promenade, et le repos. Adèle Rose-Pignon n'aspire à rien d'autre, surtout depuis que sa vieille perruche ne lui grince plus aux tympans, que son chat ne lui saute plus dans les mollets. Depuis que plus rien, dans cette vie, ne la retient sur terre. Ni parents, ni mari, ni enfants, ni amis. Rose-Pignon, elle ne sera pas moins seule sous la terre qu'elle ne l'est par dessus. Alors pourquoi s'est-elle sauvée quand les tueurs ont débarqué chez elle ? Il suffisait de les laisser tirer ! Elle serait en paix, réincarnée dans une baleine. Elle voguerait, endormie, sur l'immense océan.
Étant jeune, Adèle Rose-Pignon voyageait, ce qui donnait raison d'être à son corps. Elle écrivait, et ça donnait un sens à son existence. Tant elle écrivit qu'elle en omit délibérément de vivre. Quand la frappa de plein fouet le syndrome de la page blanche, elle ne savait plus comment vivre, elle en avait perdu les moyens. Jeunesse, santé, beauté, la joie, l'argent, appartenaient désormais au passé. L'avenir qui se présentait à elle était vide. Tout juste si, de temps en temps, elle descendait dans le Sud au bord de la mer, régénérer le peu qui restait de ses forces vives. C'est d'ailleurs pourquoi ses généreux donateurs lui offrirent cette caravane sur la Méditerranée.
Oh c'était une jolie caravane. De petits rideaux froissés aux carreaux, de gentils motifs gris-blancs sur les murs, de mini-rangements bien pratiques, et toute équipée, la cuisine comme le cabinet de toilette, avec eau courante, électricité, le téléphone, le wifi. L'auvent, bien tendu, abritait un frigidaire, des tables et des chaises pliantes, un lit d'appoint pour y faire la sieste. Du faux gazon bien vert crissait sous la semelle. Elle aurait bien voulu apporter sa touche personnelle mais de rage de l'avoir manquée les tueurs étaient revenus foutre le feu à son appartement deux jours après le massacre. Rien n'avait résisté, pas plus les photos que les papiers, pas plus les bibelots que les meubles. Ses manuscrits, ses fichiers informatiques, avaient péri dans l'incendie. Il ne restait plus trace de quarante ans d'écriture à l'exception de deux textes, un romanesque, un poétique, déposés sur un site d'auto-édition, qu'elle s'était empressée de faire imprimer pour avoir quelque chose d'elle entre les mains. Ses autres souvenirs étaient devenus aussi invisibles que l'air qu'on respire. En dehors de sa caravane, elle ne possédait plus rien.
Une caravane d'occasion, sur cales, qui ne roulerait jamais, qui regarderait la mer pour toujours, et qui lui reviendrait environ deux mille euros l'emplacement à l'année une fois que seraient écoulés les dix ans de gratuité car, vernie comme elle était, Adèle Rose-Pignon voyait gros comme une maison qu'elle allait devenir centenaire comme sa grand-mère qui les avait quittés à l'âge avancé de cent deux ans. A la différence que la grand-mère était encore en pleine forme à la veille de sa mort naturelle, et qu'Adèle traînaillait depuis une vingtaine d'années de ces maladies pas graves mais emmerdantes qui vous pourrissent la vie et qu'on ne guérit pas : hypothyroïdie, kyste ovarien, colopathie fonctionnelle, arthroses cervicale et dorsale, lombalgie chronique, qui l'obligeaient à ingurgiter pas mal de drogues vraiment pas terribles pour son estomac.
Des bobos inguérissables, voilà tout ce que lui avaient laissé les tueurs. Un corps ventripotent, rempli de gaz et dysfonctionnant. Ce qu'on devient, quand même … Quand, seule à seule avec elle-même elle mesurait l'étendue du désastre en s'examinant de profil dans la glace, avant de vite se recouvrir de vastes tuniques à fanfreluches lui tombant sur les mollets, qu'elle ceinturait d'étoles voluptueuses assorties à des sacs et chaussures tout mous qui donnaient encore plus d'ampleur à son maintien et son mouvement, de sorte que ceux qui la croisaient pour la première fois la trouvaient impressionnante, alors que ses anciennes connaissances la plaignaient sournoisement d'avoir pris tant de poids. Il faut dire qu'elle aimait tellement les glaces, le chocolat, les pistaches, et tout ce qui fait grossir les femmes après cinquante ans. Péchés mignons qui, l'espace d'une dégustation, lui rappelaient le bon goût de la vie.
Le ventre prend sa place. Rose-Pignon est une baleine qui se raconte des histoires.
Aujourd'hui, cela fait huit mois que notre maman nous a quittés. Je ne comprends pas que le temps passe aussi vite. Elle est au bout du chemin, c'est ainsi que je la vois. Je souhaite la voir encore longtemps.
Passez toutes et tous un bon dimanche avec vos petits compagnons. Kiki, Félix et moi on vous embrasse affectueusement.