Je ne sais pas si Dieu existe. Qui pourrait se targuer de savoir et d'affirmer avec certitude que Dieu existe ? - Personne n'en a aucune preuve. Cependant j'ai fait
plusieurs fois au cours de mon existence l'expérience amère d'une espèce de justice suprême. Impitoyable. Qui pourrait se résumer dans ces termes : tout se paie tôt ou tard.
C'était en 2007. J'habitais un appartement sur terrasse et jardin dont me chassera en 2010 un sale promoteur qui a fait faillite depuis (tout se paie tôt ou
tard).
Tu es venu vers moi, heureux, caressant, en toute confiance. A cette époque-là je nourrissais tous les chats du jardin qui se présentaient à ma porte. Avec toi ce
fut un peu plus que de la nourriture. Tu étais friand de câlins et tu n'as fait aucune difficulté pour te laisser inviter chez moi. En 2007 vivaient avec moi mon gros chat noir Grichka, mon
vagabond amoureux de la pluie et de la lune ; mon caniche-papillon qui venait de la SPA ; mon Félix noir et blanc, petit pépin la bulle qui fêtera ses 9 ans au mois d'août de cette
année.
Toi, je t'ai appelé Sandokan, et tu restes à ce jour l'une de mes plus douloureuses blessures. Grand chat tigré, tu étais maigre ! - et pourtant si cordial avec le
genre humain. Je t'ai ouvert ma porte, accueilli chez moi, le soir tu venais t'installer sur mes genoux, ronronnant, et nous passions la soirée comme ça à nous câliner l'un l'autre.
Cela n'a pas duré très longtemps. Peut-être une journée, une nuit, une deuxième journée ... Au soir de la deuxième journée catastrophe : le bruit affolant d'une
sévère mêlée me fait accourir et je trouve les trois chats en train de se battre : les deux miens, et Sandokan.
Je les sépare tant bien que mal et je me vois dans l'obligation de te remettre dehors mon Sandokan.
Le matin suivant, j'ai pris la décision de te porter chez la vétérinaire. Tu m'attends devant la porte et tu me fais mille petites familiarités déchirantes. Tu te
laisses déposer sans résistance dans la boîte de transport.
A la vétérinaire, je raconte ce qui s'est passé la veille au soir : la bagarre de Sandokan avec mes chats.
Je sais déjà que tu as la leucose mon Sandokan, pour t'avoir fait examiner quelques jours plus tôt. Ta maigreur et ton piteux état général m'inquiétaient beaucoup.
J'avais l'intention de t'adopter.
Mais cette bagarre vient bouleverser tous mes plans tu comprends ... Si tu te bats avec eux tu peux contaminer mes chats.
Je supplie la vétérinaire de t'héberger quelques jours, le temps de me retourner. Il n'est plus question de t'adopter, sous peine de mettre la vie de mes deux chats
en danger. Te laisser dans le jardin, "comme avant" ? - pour que tu te battes avec les chats du quartier et que tu les contamines ? ... Et puis tu as goûté au bonheur d'avoir une maison, une
famille, et je ne peux plus ouvvir ma porte sans que tu t'introduises dans l'appartement.
Dans quel piège nous sommes-nous fourrés mon Sandokan, par ma faute. Si je t'avais tout simplement laissé vivre ta vie dans le jardin, sans m'occuper de toi, dans
l'ignorance de ta leucose, juste en te donnant chaque jour de quoi boire et manger ...
Crois-moi, j'ai fait des pieds et des mains pour te chercher un adoptant. Mais qui pouvait bien vouloir d'un chat malade, aussi maigre, aussi pelé ? - C'est qu'ils
ne connaissaient pas ton coeur mon Sandokan. Et moi ton coeur, je l'ai brisé en mille morceaux ...
Quelle inconséquence.
La vétérinaire me presse de trouver une solution. Elle ne peut pas garder indéfiniment Sandokan en cage au cabinet. Alors soit je le prends à mon domicile (et c'est
impossible, je dois préserver mes deux chats), soit je le remets dans le jardin (et c'est impossible, parce que tu cherches à entrer chez moi, parce que tu as la leucose, parce que tu es
bagarreur) ... soit je le fais euthanasier.
Tout mon être se révulse à l'idée d'une solution aussi définitive. Mais où est l'alternative ?
Je négocie encore quelque temps avec la vétérinaire. Elle connaît la situation. Elle me rappelle que Sandokan est malade, inguérissable, contagieux, qu'il
représente un danger pour les autres chats, et qu'il mourra tout seul dans les pires souffrances qu'on puisse imaginer. Il faut l'euthanasier.
Je m'y refuse.
Mais il n'y a pas d'autre solution.
En ce matin de printemps je me présente chez la vétérinaire. J'ai pleuré toute la nuit. Je pleure depuis des jours. On va chercher Sandokan dans sa cage. Il a mangé
ses croquettes. Je lui parle, mais il n'est pas avec moi. Il n'est plus le même. Il pose un regard résigné sur la rue par la vitre. Il a compris, je le crains, je le sais.
Jamais je ne me pardonnerai la décision que j'ai dû prendre mon Sandokan. Jamais.Tu m'as donné ta confiance, et je t'ai pris ta vie.
Au mois de novembre de la même année, mon gros chat noir mourait d'une maladie foudroyante des reins.
Tout se paie tôt ou tard ...