« Je n’aime pas, répondis-je sans aménité, votre façon de parler. » D’une manière générale je n’aimais pas sa façon d’être qui m’inspirait un sourd malaise et, par voie de conséquence, une crainte hostile. Ce n’était pas qu’il fût désagréable à voir au contraire. Il était plutôt, même, attirant. Je ne sais pas d’ailleurs à quoi cela tenait : si c’était au nacre délicat de son masque éclairé par un iris pâle et scrutateur, à l’élégance racée de sa silhouette, à ses manières un brin trop distinguées, aux intonations suaves de sa voix, à l’odeur presque palpable qu’exhalait toute sa personne, aussi bien son linge que sa peau. Toujours est-il que j’étais moi-même en proie au trouble que devaient injecter dans le cœur des nouveaux arrivants son autorité naturelle et sa position, indiscutablement supérieures aux nôtres, par la force des choses, puisque il était notre éclaireur de conscience à nous, les bannis.
Ceci dit. - Qu’est-ce que j’avais fait pour mériter ça ?
- Crois-tu donc avoir commis quelque faute ? se récria-t-il tranquillement. Mon Dieu non, ôte-toi cette pensée de l’esprit, tu n’es coupable de rien.
- Alors qu’est-ce qui me vaut d’être ici.
- Mais… et il paraissait très sincèrement dérouté par ma question, c’est la vie l’Arpenteur, tu sais bien que tout est écrit.
- Ah non, lui répondis-je à mon tour avec un calme écrasant de froideur, pas de fatalité. Par pitié.
« Par pitié » répéta, détimbré, mon hôte. Ses yeux trop pâles attachaient aux miens leur étrange regard un peu dérangeant. Il me dévisageait avec tant d’insistance que son indiscrétion m’oppressait presque plus que l'inéluctable approche des ténèbres et l’exiguïté du réduit dans lequel j’étais appelé à vivre. Non moins que son regard fixe, je souffrais nerveusement de l’indifférence sarcastique avec laquelle il me renvoyait tous mes arguments. C’était impossible de discuter avec lui. Avant que d’être seul, livré à mes souvenirs, à mes angoisses, je tournais en rond. « Ça s’est passé si vite, m’excusai-je en bredouillant, du jour au lendemain, je vivais sans rien demander à personne et… ». Je ne me rappelais pas précisément, du reste, ce qui s’était passé. Je souffrais encore d’avoir dû me séparer de ma famille et de mes affaires. Mais dans quelles circonstances avais-je dû tout laisser derrière moi je n’aurais su le dire. Et quand je regardais en arrière je voyais ma vie dans un brouillard. Elle m’apparaissait irréelle ainsi qu’une ville noyée dans les brumes de l’aube. Des regrets j’en avais pourtant. Le manque, je l’éprouvais cruellement dans le dénuement où j’étais. J’étais triste, et en colère. Mais contre qui, contre quoi. Contre lui peut-être qui me barrait la route du retour. Contre lui dont le corps mince mais tellement incontournable ! occupait le chambranle de la porte, occultant tout espoir d’en sortir vivant.
- Est-ce que je suis… prisonnier ? demandai-je soudain très enroué.
[A suivre]