Moi, j’étais nu.
- Tu commences à te familiariser avec ton nouvel habitat me dit-il en souriant un peu mystérieusement. Comment le trouves-tu ?
- Je ne sais pas répondis-je sans force en grattant par terre les échardes qui trouent la peau sous l’ongle. Bleu. Noir. Carré. Petit.
- Mais y vient à ta rencontre ta famille défunte.
- Comment le sais-tu.
- Moi aussi, dit-il à voix très basse, j’y suis assez souvent.
Je hochai la tête en guise de réponse. Toutes ses messages codés ne me déconcertaient plus autant qu’une semaine ou quinze jours plus tôt.
Le temps. Comment peut-on mesurer le temps dans une boîte où n’alternent qu’avec une extrême lenteur le jour et la nuit ? Tout s’était si ralenti. Moi, comme le reste, au passage. Il ne me paraissait plus nécessaire de défendre avec l’âpreté des mauvais jours ce qui était, de toute évidence, définitivement perdu. J’écoutais la résonance creuse des caisses de bois que furent, jadis, les horloges quotidiennement remontées. Si Dieu, si Pierre ne remontaient plus les horloges, alors moi non plus je ne voulais plus ni remonter le temps non plus qu’aller de l’avant. J’étais le caillou sec jeté dans la mare bleue de ma fenêtre et qu’on me laisse discuter avec les morts, c’était là mon ultime prétention. C’était là, mon ultime privilège.
- Je t’aurais cru du genre à tendre l’autre joue décrétai-je alors sans crier gare. Manifestement, je me trompais.
Pour le coup il resta silencieux, la tête inclinée vers le sol et les yeux baissés. Je ne lui connaissais pas encore cette fausse humilité.
- Si je t’avais frappé une seconde fois, renchéris-je soucieux de lever le voile de ses yeux dorés, est-ce que tu te serais défendu ? Ou bien ne fais-tu que t’enfuir dès que tu perds le contrôle de la situation.
- J’étais avec toi tous ces jours affirma-t-il sans se départir de son calme. Mais tu ne me voyais pas.
- Où ça tu étais avec moi ripostai-je farouchement contrarié qu’il continue de me prendre pour un imbécile. Tu veux dire que tu couchais avec moi tous les jours et toutes les nuits sur cette vermine de plancher ? C’est ça que tu dis Pierre ? Qu’à mon insu tu pénétrais l’intimité de mes réflexions personnelles sur le non-sens de la vie ?
Il se mordilla la lèvre avant de se lever pour toucher, du plat de la main, la vitre froide. Il y tint longtemps plaquée sa paume ouverte en me regardant par-dessus son épaule droite comme pour me narguer. Et il était si grand, si noir à contre-jour, que je ne savais plus trop à qui j’avais affaire, un officiant de messes noires ou vraiment un homme saint. Ses cheveux épars, naturellement torsadés et luisants, déversaient des nichées de couleuvres ondulantes entre ses omoplates. J’aurais voulu mettre la main dans ce nid de serpents, les serrer dans mon poing, tirer dessus de toutes mes forces pour le forcer à plier le genou, l’amener à se traîner à mes pieds pour me demander pardon du mal qu’il me faisait sans même s’en rendre compte, rien qu’en respirant près de moi. La grandeur du personnage me tournait la tête. S’il me l’avait demandé, je me serais mis à prier sans connaître un traître mot de la moindre prière.
[A suivre]