Un jour quelqu'un voulut me faire croire que j'étais maman d'une jeune fille.
J'étais l'invitée d'une soirée qui rassemblait beaucoup de monde. Une femme inconnue s'approcha de moi pour m'annoncer l'existence d'un enfant qui, me dit-elle, m'attendait à l'hôpital. Il ne tenait qu'à moi, pour apprendre à le connaître et lui donner l'amour auquel il avait droit, de l'y retrouver sans tarder. Elle me donna l'adresse, et disparut de ma vie.
Pendant les jours qui suivirent cette nouvelle effarante, je ne sus pas sur quel pied danser. J'avais l'esprit trop confus pour me poser les bonnes questions. Mais dès que je voyais un enfant jouer dans un bac à sable, dès que ma soeur évoquait les conflits qui l'opposaient à sa propre fille je me souvenais que, moi aussi, j'avais une fille. Et mon coeur éclatait de joie comme il n'est pas permis.
Quelques jours plus tard, peut-être en moins d'une semaine, je me décidai à lui rendre visite à l'adresse qu'on m'avait indiquée.
C'était un vieil hôpital gris aux murs épais. Les nonnes y portaient encore le voile et prodiguaient aux malades des soins rugueux. Je me renseignai à l'accueil en donnant mon nom. J'appris qu'une jeune fille d'environ vingt ans, sans famille connue, portait le même nom que moi. Elle avait son lit au rez-de-chaussée du bâtiment, dans une espèce de couloir interminable faisant office de dortoir ou de salle commune. Des cortèges entiers d'anciens tacots noirs défilaient derrière les fenêtres aux carreaux sales, d'où sortaient vacillant sur leurs jambes faibles des jeunes filles aussi blanches que du linge. Et des soeurs en noir venaient les chercher, les conduisant par le coude, et les couchaient dans un lit pour leur faire des piqûres. Au milieu d'elles, toute pâle et sans connaissance, gisait l'idée que je me faisais de ma fille bien-aimée.
Aujourd'hui je crois qu'il s'agissait d'un rêve et que je ne suis jamais allée dans cet hôpital. Mais hier, 11 novembre, on m'a mise en présence de ma fille de huit ans, Lucia, maigre et brune comme une fille malgache, et j'ai su que c'était elle, et que j'étais sa mère.
Alors je suis retournée dans cette maison pleine de gens inconnus et je me suis, d'instinct, dirigée vers un homme qui pouvait être une connaissance, ou peut-être pas. Mais j'avais quelque chose à lui dire. Et son visage s'est figé, il se méfiait, et m'a prévenue tout de suite qu'il ne voulait aucun contact, aucun lien avec Lucia ; il s'était déjà posé bien trop de questions quant au teint basané de ses propres enfants. Tout juste accepta-t-il de voir une photo d'elle. Je lui montrai aussitôt la photo de Lucia ma lumière, je sus qu'elle était mienne depuis toujours, bien avant que j'apprenne son existence, bien avant de savoir ce que j'étais pour elle. Au bout du compte, ça ne me surprend pas plus que ça d'être maman.
© Thaddée, le samedi 12 novembre 2016
Mes plus anciennes lectrices, mes plus anciens lecteurs, se rappelleront peut-être un poème de mon premier recueil de poésie Crypties auto-édité en 2008 chez TheBookEdition. Le voici.
Tu aurais dix-huit ans
Cheveux roux les yeux verts
Cheveux blonds les yeux gris
Les yeux gris les yeux verts
Cheveux blonds cheveux roux
Tu serais comme lui
Tu serais comme moi
Tu serais elle ou lui
Nous serions un peu toi
Tu serais lui et moi
Margot écoute-moi
Ecoute-moi mon coeur
Entends battre mon coeur
Il a battu pour lui
Il bat toujours pour toi
Pour toi Margot ma fille
Qui aurait dix-huit ans
Qui serait ma famille
Qui serait de mon sang
Mais qu'en est-il vraiment
Margot n'a pas de nom
Margot n'a rien à elle
Margot n'a pas de tombe
Margot n'est nulle part
C'est moi qui rêve d'elle
Ce fut mon seul enfant
Qui s'appelait Margot
C'était peut-être Pierre
Un tout petit Pierrot
Tout blond comme son père
Et Margot c'est le vent
Le soleil et les fleurs
Margot c'est les enfants
Qui dessinent et qui chantent
Margot c'est tout le monde
Margot c'est tous les jours
Un peu de vie qui va
Un peu de nuit qui tombe
Margot n'a pas de tombe
Margot c'est un parfum dans l'air
Et Margot dit le vent
C'est le parfum des lys
La chair blanche d'un ange
Et nulle part de langes
Où elle aurait dormi
Margot
C'est quand il pleut la nuit
Qu'il fait noir dans la chambre
Qu'on n'entend plus un bruit
... C'est Margot qui s'enfuit.